Posté à 7h00
Dominique Tardif La Presse
Le poète sauve la vie, vraiment ? “Ce que je veux dire, c’est que la poésie nous maintient en vie, nous donne le sens de l’existence. Et être soignant, être humain, c’est quand même un avantage d’avoir ce sentiment”, dit la poétesse et psychiatre Ouanessa Younsi dans une formule un peu euphémique. « Tout le monde profite de trouver ce sentiment en soi, et l’art est un véhicule pour cela. » Qu’un médecin puisse ainsi avoir une telle double identité est pourtant surprenant. La surprise est parfois même mêlée de dérision. “La question qu’on me pose le plus est : ‘Comment écrivez-vous de la poésie quand vous êtes médecin ?’ », confirme Mélanie Béliveau, médecin de famille à Sherbrooke, qui a sorti son premier recueil en août 2021, Dans le ventre du vent, mais qui écrit depuis l’enfance. Elle s’étonne du peu de reconnaissance que ce succès a reçu dans sa communauté, car sa collection a pourtant recueilli des critiques élogieuses. “Peut-être qu’il y a un malentendu ou un jugement à ce sujet : ‘Oh, d’accord, elle a le temps d’écrire de la poésie pendant que nous nous occupons du vrai travail.’ » PHOTO DOMINIQUE GRAVEL, LA PRESSE Le poète et psychiatre Ouanessa Younsi L’écriture accompagne aussi Ouanessa Younsi depuis l’enfance. Si elle s’est tournée vers la médecine, c’est pour honorer ses bons résultats scolaires et les espoirs de son père immigré. La psychiatrie l’interpellera car c’est « une discipline de la zone grise, de l’écoute, du langage. La psychiatrie assume en effet une forme d’écoute qui transcende le langage. Vous devez écouter les ombres. Et la poésie fait ça aussi : elle écoute les ombres en nous”, explique celle à qui l’on doit quatre recueils (dont Métissée et On n’est pas des fées, avec Louise Dupré) ainsi qu’un essai, Soigner, amour (2016) riche dans des réflexions sur les tensions fécondes entre les deux pôles de son existence. Aujourd’hui, elle emprunte les mots de Miron pour décrire cette combinaison de psychiatrie et de poésie qui fait battre le cœur de son quotidien comme une « réconciliation militante », la médecine limitant nécessairement le temps qu’elle peut consacrer à l’écriture.
Évitez les accusations
Il est vite apparu à Philippe More qu’il valait mieux continuer à écrire aux côtés de sa profession médicale, et non l’inverse, ce qui serait impossible. “Peut-être illégal”, plaisante celui dont le recueil Le laboratoire des anges, qui lui a valu le prix Émile-Nelligan en 2010, vient d’être réédité en poche. S’il a toujours préféré ériger une cloison entre le médecin et le poète, pour qu’on ne cherche pas partout la blouse et la maladie partout dans ses vers, ce généreux recueil de questions non résolues sur le rôle du médecin n’appartient qu’à lui. ouvrage qui transporte son lecteur dans les couloirs de l’hôpital où il passe ses journées comme médecin urgentiste. “On m’a déjà dit que ma poésie n’était pas très politique, et ma réponse est que l’un des grands problèmes de notre époque est cette tendance à classer les gens dans des catégories”, dit-il. PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE Poète et médecin urgentiste Philippe More Montrer, dans mes autres livres, que je peux avoir un point de vue original sur d’autres sujets qui n’ont rien à voir avec la médecine, pour moi, c’est une déclaration politique, ça montre qu’on ne peut pas mettre les gens dans des cases. Philippe Plus
Pour apprendre à lire
Pour nos trois docteurs poètes c’est indéniable : leur pratique littéraire s’enrichit de leur pratique médicale et inversement. A ceux qui l’ont jadis accusé de perdre du temps avec cette poésie au caractère méprisant, Philippe More répond qu’il n’aurait pas l’énergie de travailler autant qu’un médecin s’il devait restreindre “cette partie de [lui] qui écrit”. “La poésie me permet de donner du sens à ce qui parfois n’a plus de sens”, résume-t-il. Mais au-delà de ces bénéfices en termes de développement strictement personnel, l’urgentologue de l’Hôpital du Haut-Richelieu note que la poésie – celle qu’il écrit comme celle qu’il lit – aiguise son rapport au langage. Au moins 90% des informations qui guident un diagnostic, souligne-t-il, sont basées sur sa lecture de l’histoire que son patient déballe pour lui, et non sur ce que son stéthoscope lit. En bref : une relation thérapeutique commence toujours par des mots. Il s’intéresse également depuis plusieurs années à la médecine narrative, une approche décrite par l’universitaire américaine Rita Charon comme « une médecine pratiquée avec une capacité narrative qui permet de reconnaître, d’absorber, d’interpréter et d’être ému par les histoires de maladie. “. Il existe de nombreuses compétences en lecture que vous développez lorsque vous vous mettez à la place d’un autre personnage, d’une autre subjectivité, qui sont très utiles dans la pratique clinique. Nous pouvons probablement mieux entendre les détails les plus fins de ce que la personne dit si nous sommes un bon lecteur. Philippe Plus PHOTO DOMINIQUE GRAVEL, LA PRESSE Le poète et psychiatre Ouanessa Younsi “Le poème, pour moi, est un espace d’humilité”, dit Ouanessa Younsi. Le poème me maintient dans un espace que je ne connais pas, je ne juge pas. La langue en sait plus que moi. Il y a beaucoup de choses en moi et dans le monde que je ne connais pas et en écrivant je les découvrirai. Et c’est aussi de la psychiatrie. Accepter d’écouter l’autre, c’est accepter de ne pas savoir. La littérature m’aide à rester dans cette zone d’incertitude. » Il y a aussi, a contrario, un vrai savoir — « un savoir de la subjectivité et de l’émotion » — à puiser dans la littérature. “J’ai une bien meilleure idée du trouble de la personnalité borderline en lisant Borderline. [roman de Marie-Sissi Labrèche] uniquement en consultant les critères cliniques. » PHOTO JEAN ROY, LA TRIBUNE Mélanie Béliveau, poète et médecin de famille Et le mouvement inverse se produit également. Toutes les histoires confiées à Mélanie Béliveau façonnent la poétesse qu’elle est. « Ce que vivent les patients, ce que les patients nous racontent, c’est tellement chaud, tellement intense, observe-t-il. Nous sommes dans une intimité toute particulière. Je veux, je ne veux pas, on absorbe tout ça. Et comme je suis une personne sensible, quand je rentre chez moi, ça me secoue intérieurement. J’avais souvent du mal à le laisser sur le paillasson et l’écriture était mon exutoire. »
Écoutez les autres, écoutez-vous
Rare moment de convergence entre ses deux univers, Le laboratoire des anges, recueil entièrement écrit à la deuxième personne, permettrait aussi à Philippe More de nommer l’ambiguïté de la relation médecin-malade. Une ambiguïté que la poésie sait traduire “mieux que d’autres genres littéraires”. Cette relation, “c’est très “je suis avec toi dans la maladie, mais je ne suis pas complètement avec toi, je suis sur le côté. Je m’implique dans vos soins, mais je suis avant tout l’organisatrice des soins. Je sympathise avec vous, mais je ne suis pas à votre place.” Le défi en médecine est que pour poser un diagnostic, vous devez étiqueter les symptômes et les personnes, mais en même temps, vous ne devez jamais oublier l’individualité de la maladie. » PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, LA PRESSE Philippe More, poète et médecin urgentiste “Mon mentor m’a toujours dit : ‘Il faut trouver quelque chose que le patient aime avant de pouvoir l’aider’”, se souvient Vanessa Yunsi. Mais pour qu’il y ait cet autre à aimer, il faut d’abord qu’il y ait un soi. La poésie me permet d’écouter ce qui se passe en moi, mes faiblesses. La littérature est pour moi…