Après ces deux arrêts maladie, Alice est appelée par le médecin de la police. Elle est accueillie par le docteur Christian Frey, médecin inspecteur du Secrétariat général d’administration du ministère de l’Intérieur (Sgami), pour une visite de contrôle. Ses conclusions sont nécessaires car elles valident la capacité de pratiquer. S’ils sont reconnus inaptes lors de cette nomination, les agents peuvent être révoqués. Christian Frey reçoit Alice dans son cabinet le jeudi 26 octobre 2017. Elle lui fait part de ses lombalgies persistantes, plus de deux mois après son opération. Mais elle croit pouvoir recommencer lundi prochain, le 30 octobre, alors que son médecin lui a recommandé encore un mois de repos. Surprise, Alice demande un deuxième diagnostic médical et l’avis de la commission médicale, autorité de l’administration qui juge si les fonctionnaires sont aptes ou non. Le 28 novembre 2017, ce dernier décide de suivre les conseils du médecin de la police et lui demande de reprendre ses fonctions dès le lendemain. Le 29 novembre 2017, jour de son retour au travail, il est incapable de sortir de sa voiture. “Le même jour, l’IRM a malheureusement objectivé une récidive précoce de l’hernie discale, qui a nécessité une nouvelle intervention”, écrit son médecin traitant dans un rapport qu’a pu consulter franceinfo. Il sera suspendu jusqu’en mars 2018. Aujourd’hui, la policière, à qui son commissaire avait promis d’”aller loin”, a mis sa carrière entre parenthèses, dégoûtée de voir sa santé se détériorer. Depuis, le médecin de Messine a été révoqué de l’Ordre des médecins et condamné à deux reprises, en 2019 et 2021, pour avoir agressé sexuellement des policiers. Contacté par franceinfo, son avocat n’a pas souhaité répondre à nos questions. Si le cas d’Alice semble “extrême” aux yeux de Christophe Girard, ancien co-président de SOS Police dans un syndicat proche, ce fonctionnaire impliqué dans la question de la prévention du suicide souligne que les arrêts maladie sont régulièrement remis en cause par la direction. “C’est souvent le cas pour des pathologies difficilement vérifiables, comme les maux de dos, les troubles psychologiques”, note-t-il. C’est exactement ce qui est arrivé à Pascal*. Quand on le rencontre au printemps, le quadragénaire est agité. Il n’a pas dormi depuis des mois et ressasse ses échecs avec les médecins de la police. “Je suis sur les nerfs”, s’excuse-t-il à plusieurs reprises. Il a servi dans la police des frontières de l’île de Saint-Martin pendant neuf ans, jusqu’en septembre 2017, lorsque l’ouragan Irma a tout détruit sur son passage. À l’époque, les autorités locales ont été sollicitées pour aider les habitants, dont Pascal, qui en plus d’aider les victimes dans des conditions chaotiques, a perdu sa maison et ses biens. Selon le psychiatre qui le suit depuis son retour en France en 2017, il est victime de stress post-traumatique. De retour chez sa mère en Alsace après la catastrophe, où il vit depuis décembre 2020, il est également accueilli par Christian Frey. Pour Pascal, ce premier rendez-vous est particulièrement traumatisant. “Je me suis vu mourir après le typhon, raconte-t-il d’un ton enjoué, et je suis dupe de ce médecin qui me demande comment je compte me suicider, en me donnant des exemples. Toi, j’ai failli le faire.” Et le policier s’emporte : “S’il y a 25 suicides par an dans la police, c’est aussi à cause de ces médecins.” Interrogé sur cette affaire, Christian Frey n’a pas répondu à nos sollicitations. Une pancarte avec l’inscription “Arrêtez les suicides de la police”, lors d’une manifestation policière, à Bruxelles, Belgique, le 31 mars 2019. (MAXPPP) Pascal est également vu par le Dr Henri Brunner, à l’été 2018. Au terme de l’entretien, le psychiatre estime que son cas ne relève pas du stress post-traumatique. Cela provoque une situation de “réclamation”. Dans un bref rapport, que franceinfo a pu consulter, le médecin estime que le salarié est “endetté” et “ne pense qu’à les rembourser”. Il conclut que Pascal peut reprendre le travail. À l’été 2019, la direction lui a dit de reprendre ses fonctions à Saint-Martin dans les 12 jours. Puis, à l’été 2020, il lui donne cinq jours ou il sera réputé avoir abandonné son poste. Le docteur Henri Brunner, qui a examiné Pascal, est versé dans l’expertise psychiatrique. Ancien médecin hospitalier et expert près la cour d’appel de Colmar (Haut-Rhin) et des compagnies d’assurances pendant 45 ans, il a aujourd’hui plus de 70 ans et travaille pour la police du Grand Est. Pourtant, il est accusé par d’anciens patients et médecins de “brouiller ses analyses” et de donner l’impression qu’il “répond aux ordres”, selon le docteur Georges Federmann joint par franceinfo. “Cela fait 30 ans que j’essaie de mettre en lumière ses pratiques”, explique l’expert strasbourgeois, à l’initiative de la démarche. Le requérant principal nie ces allégations dans leur intégralité. Interrogé sur ses pratiques, l’expert assure n’avoir “jamais eu de problèmes” devant la justice. “J’avais une importante activité d’expertise, justifie-t-il. J’ai fait environ 700 expertises par an (environ deux par jour), dans tous les domaines : judiciaire, civil et pénal… A noter qu’« en un an c’est 700, en deux ans 1 400, en trois ans, 2 100 . Qu’il y ait des gens mécontents dedans, c’est inévitable.” Ce chiffre élevé s’explique par la “nature de l’expertise”, avance Maurice Bensoussan, président du Syndicat des psychiatres de France. “Dans le cas d’un contrôle d’arrêt de travail, les questions sont relativement plus simples, car il s’agit de confirmation ou de non-diagnostic.” A propos du nombre que son collègue projette, il précise : « Deux experts par jour, c’est possible, mais on ne fait pas grand-chose d’autre à côté, il peut y avoir des experts de qualité, fabriqués en quantité. Interrogé sur ses relations avec la direction, Henri Brunner nie toute complaisance : “J’ai assez de caractère. Personne ne me dit, en aucun cas, quoi faire.” Henri Brunner, psychiatre et auteur d’expertises pour la police nationale chez franceinfo Les témoignages recueillis par franceinfo illustrent le problème des arrêts de travail annulés et le problème, qui existe dans le Grand Est, existerait aussi dans d’autres régions. C’est le cas à la société des transports de Paris, où la moitié des salariés du service (150 sur 300) étaient en arrêt maladie fin septembre 2021, selon les syndicats dans Le Figaro. Appelés à la demande de la Direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), certains ont cependant été jugés aptes à reprendre le travail malgré les ordres de leurs médecins. “On met un policier capable de travailler quand il a 16 ans de tendance”, s’offense à l’époque Hubert Gimenez, délégué syndical à la Cellule SGP Police, auprès de France 3 Ile-de-France. Selon l’avocat Mathieu Baronet, qui représente plusieurs policiers dans la même affaire qu’Alice et Pascal, les annulations d’arrêts de travail pourraient s’expliquer par le “manque d’indépendance” des médecins employés par l’administration. Ces annulations, qu’il qualifie de “séductions”, seraient liées, selon lui, au manque total d’impartialité de la part de certains médecins. “Même si ce n’est pas systématique”, ajoute-t-il. Une déclaration partagée par le syndicat majoritaire SGP Unité, qui confirme à franceinfo “se battre pour une plus grande indépendance des médecins Sgami”. Interrogée sur ce point, la police nationale a précisé que les médecins “désignés par l’administration” sont soumis à des “obligations déontologiques”. “Ce n’est pas la hiérarchie qui décide, mais le médecin légiste n’est pas non plus le médecin personnel de l’agent”, souligne l’administration à franceinfo. Avant de rappeler que dans la “grande majorité” des cas, “la visite médicale demandée par la hiérarchie aux médecins de la direction aboutit à la confirmation de l’arrêt de travail”. Il faut dire que les arrêts de travail sont fréquents dans ce métier très exposé. Travail de nuit, horaires décalés, exposition à la violence… Sans oublier la politique des chiffres et les impératifs de résultats qui pèsent sur les fonctionnaires. “Depuis la fin des années 2000, cette politique consiste à évaluer le travail policier par des critères quantitatifs, synthétisant l’activité policière en résultats facilement mesurables”, explique Marc Loriol, sociologue et spécialiste de la souffrance au travail. “Cela crée un malaise car cela réduit le sens et l’intérêt du travail à des résultats quantitatifs.” Marc Loriol, sociologue chez franceinfo Autant de raisons qui peuvent conduire les policiers à des troubles mentaux, voire des suicides….